Friday, December 13, 2002

Saga d'un divorce annoncé : un demi-siècle de relations américano-saoudiennes

13 décembre 2002 / 18 h 33
Saga d'un divorce annoncé : un demi-siècle de relations américano-saoudiennes

Par Anne-Elisabeth Moutet


Quand l'Amérique découvre les immenses gisements saoudiens en 1938, commence une relation basée sur un complet malentendu, pétrole et argent, beaucoup d'argent, contre protection militaire. Le tout déguisé en amitié entre la démocratie US et la théocratie saoudienne. Et les Saoudiens savent prendre généreusement soin de leurs amis. Ce qui aurait dû en être l'apothéose, la Guerre du Golfe, est le début de la fin. Le fils du président le plus allié aux pétroliers subira de plein fouet les attaques terroristes du 11 septembre 2 001 perpétrées par des Saoudiens endoctrinés par l'islam d'État wahhabite, qui refusent l'alliance avec les « infidèles ». Aujourd'hui, pour l'Amérique, l'Arabie saoudite ne fait plus partie de la solution mais du problème.

C'est par un coup de téléphone d'un journaliste du « New York Times » tentant d'obtenir un commentaire que le prince Bandar ben Sultan, inamovible ambassadeur d'Arabie saoudite à Washington, a appris la semaine dernière la démission des trois partenaires fondateurs de la firme de relations publiques et de lobbying de Washington, Qorvis Communications, qu'il avait embauchés à 200 000 dollars par mois pour essayer de redorer l'image du Royaume aux États-Unis depuis le 11 septembre. La Démocrate Judy Smith, une ex-porte-parole adjointe de la Maison Blanche Clinton, ainsi que les Républicains, Bernie Merritt et Jim Weber, ont préféré déménager à New York dans une autre société de RP, Clark & Weinstock. Officiellement, personne ne commente. Sous le sceau de l'anonymat, les collègues des trois transfuges expliquent qu'ils se sentaient de plus en plus mal à l'aise à tenter de défendre l'Arabie saoudite devant l'opinion américaine alors que les preuves du financement d'Al-Qaïda par des personnalités saoudiennes s'amoncellent.

Le coup de grâce fut les révélations sur l'épouse même (et cousine) du prince-ambassadeur, la princesse Haifa al-Faisal : elle versait des mensualités de 2 000 dollars à deux Saoudiens installés à San Diego, Osama Bassnan et Omar al-Bayoumi, qui les faisaient reverser immédiatement à deux des terroristes du 11 septembre, Khalid al-Midhar and Nawaf Alhazmi. "Il s'agit de donations charitables ! La princesse avait accepté de payer les frais médicaux de Mme Bassnan," proteste l'ambassade. Rien n'y fait. Des questions dérangeantes sont posées au Congrès ; une commission d'enquête est montée ; les États-Unis demandent officiellement une plus grande coopération dans les enquêtes financières sur les bailleurs de fonds du terrorisme dans le Royaume, dont beaucoup utilisent des organisations charitables confessionnelles de l'islam extrême wahhabite qui est la religion officielle de l'Arabie saoudite.





Les nationaux saoudiens forment la majorité des troupes d'Al-Qaïda et des prisonniers de Guantanamo



Pour le prince Bandar, doyen policé du corps diplomatique de Washington, dont les réceptions dans sa propriété de McLean (le Neuilly de la capitale américaine), de la station de ski d'Aspen ou son château de Wychwood dans l'Oxfordshire sont courues de tout l'establishment - et qui est, avec son père le prince Sultan, l'un des investisseurs du fonds géant Carlyle Group aux côtés de George Bush père - c'est la suite d'un cauchemar qui a commencé quelques heures à peine après le 11 septembre. Très vite, il s'est avéré que 15 des 19 terroristes étaient de nationalité saoudienne (et les nationaux saoudiens forment l'immense majorité des troupes d'Al-Qaïda tout comme des prisonniers de Guantanamo). D'allié inébranlable des États-Unis, l'Arabie saoudite a pris un autre visage au fur et à mesure que le projecteur des médias et des commissions d'enquêtes s'est braqué sur elle.

Même si Osama ben Laden lui-même a été déchu de sa nationalité saoudienne en 1994, une opinion publique américaine furieuse découvre, à travers des investigations et de nouvelles traductions de la presse saoudienne et des prêches des imams wahhabites, que le clergé et les journalistes saoudiens du royaume appellent quotidiennement au jihad contre les États-Unis, les chrétiens et les juifs. Cachés jusque-là par les fructueuses relations entre les deux pays -(l'Arabie saoudite est le plus fidèle fournisseur étranger de pétrole des États-Unis ; mais ceux-ci ont formé les militaires et les cadres de l'État saoudien ; investi les fortunes des quelque 8000 membres de la famille royale ; fourni les armements de l'armée saoudienne, et bien sûr défendu l'intégrité du territoire saoudien en 1991) - des conflits individuels généralement nés de séparations de couples mixtes américano-saoudiens se révèlent aussi. Des centaines d'enfants de nationalité américaine, dont les intérêts sont maintenant défendus par le député républicain Dan Burton d'Indiana, sont ainsi retenus par leurs pères en Arabie saoudite sans que leurs mères ne puissent les revoir. Pendant des années, le Département d'État avait tenté de minimiser le mauvais effet de tels contentieux sur les relations américano-saoudiennes, en poussant les familles américaines à la discrétion. Elle devient impossible, tout comme les persécutions qu'encourent les expatriés chrétiens pour pratiquer leur religion en Arabie saoudite. Les mauvais points s'accumulent.

Les Saoudiens ont dépensé plus de 5 millions de dollars pour redorer leur image

Qorvis est loin d'être la seule société de relations publiques engagée par le gouvernement saoudien pour tenter de limiter les dégâts. Un examen des déclarations de lobbying du Département de la Justice (elles sont obligatoires pour représenter des intérêts étrangers) révèle une approche bipartisane des relais d'influence de la capitale. Le gouvernement saoudien a dépensé plus de 5 millions de dollars et embauché autant de Démocrates (Patton-Boggs, fondé par le fils d'un président du groupe démocrate à la Chambre, qui a reçu 170 000 dollars rien que pour le premier semestre 2002 ; et le cabinet d'avocats Akin, Gump, Strauss, Hauer & Feld, fondé par le clintonien Robert W. Strauss, ancien président du Comité Démocrate National, payé 161 799 dollars pour la même période) que de Républicains (le conseiller James P. Gallagher, ex-assistant d'un sénateur du new Hampshire, et l'agence d'achat d'espace Sandler-Innocenzi, qui place beaucoup des pages de publicité du Parti républicain.

Aux côtés du prince Bandar, un conseiller très spécial, dépêché par le Prince héritier Abdullah lui-même, Adel al-Jubeir, dirige depuis plusieurs mois les efforts de relations publiques saoudiens aux États-Unis. Portant bien ses 40 ans et ses costumes sur mesure Brooks Brothers, Al-Jubeir qui a fait ses études au Texas et à l'université de Georgetown et a longtemps résidé en Amérique, parle un anglais parfait, et donne de sa personne sur toutes les chaînes de télévision. Il accompagne d'ailleurs fréquemment la journaliste politique de NBC Campbell Brown lors de dîners en ville. C'est lui qui a décidé de l'achat de pages de publicité vantant l'amitié saoudo-américaine dans des publications aussi disparates que "People" (équivalent de "Gala") et le "Stars & Stripes", quotidien de l'armée américaine. But officiel : toucher le public américain où qu'il soit. Conçus par Qorvis, les placards pleine-page montrent une colombe de la paix volant au-dessus des drapeaux des deux pays, avec le slogan "Deux nations, un seul but". Difficile de ne pas penser que les Saoudiens espèrent une certaine reconnaissance d'une presse durement atteinte par la baisse des budgets publicitaires (et, dans le cas du "Stars & Stripes", un peu d'indulgence des militaires auxquels le royaume refuse toujours par ailleurs l'usage de bases en Arabie saoudite pour une éventuelle attaque contre l'Irak.) Le newsmagazine "Time", qui appartient comme "People" à AOL-Time-Warner, a publié des interviews de sources saoudiennes réfutant les accusations contre la princesse Haifa, initialement révélées par son concurrent "Newsweek" – qui lui n'a reçu aucun budget publicitaire saoudien.





L'impartialité d'une commission d'enquête sur le financement des réseaux de la terreur est déjà récusée parce que présidée par Kissinger dont le cabinet de consultants a eu des clients saoudiens



"Les Saoudiens traitent toutes ces affaires comme s'il s'agissait uniquement d'un problème d'image", dit le sénateur démocrate de Floride Bob Graham. "Mais nous sommes bien au-delà d'un problème de relations publiques". La réalité des relations américano-saoudiennes, noyée pendant des années dans un flou volontaire, et la nature même du régime de Riyad est maintenant attaquée par les ténors politiques des deux partis, y compris deux anciens candidats à la présidence, le Démocrate du Connecticut Joe Lieberman comme le Républicain d'Arizona John McCain. À la suite de l'affaire de la princesse Haifa, et se fondant sur un rapport sur le financement du terrorisme du Council on Foreign Relationsqui déclare notamment que "depuis des années, la plus importante source de fonds d'Al-Qaïda est provenue d'individus et d'organisations charitables basés en Arabie saoudite, et depuis des années, les responsables saoudiens ont refusé d'examiner ce problème", la commission des finances du Sénat a demandé la formation d'une commission d'enquête sur le financement des réseaux de la terreur. Mais avant même qu'elle soit complètement formée, son impartialité a déjà été mise en question : elle doit être présidée par Henry Kissinger, dont le cabinet de consultants, Kissinger Associates, a eu dans le passé des clients saoudiens – et qui fut le premier artisan, en 1974, des liens économiques américano-saoudiens.

Si le royaume d'Arabie saoudite a été créé par les Britanniques en 1930, l'alliance américano-saoudienne est concrétisée quinze ans plus tard : le 16 février 1945 a lieu sur une île du Grand Lac Amer du Canal du Suez une rencontre entre Franklin Roosevelt et le roi Abdul-Aziz Ibn Saud scellant une alliance politique et économique qui a fonctionné dans une efficace discrétion pendant près d'un demi-siècle. Elle ne faisait qu'entériner une présence américaine de la première heure dans les champs pétroliers du nouveau royaume : c'est la Standard Oil of California des Rockefeller qui apporte son savoir-faire, découvre les premiers gisements, et crée l'Aramco (Arab-American Oil Company) en 1938, puis, devant l'immensité des ressources saoudiennes, introduit Texaco, Exxon et Mobil pour se partager la tâche. Dans les années 50, c'est l'Aramco qui finance les études de centaines de jeunes Saoudiens dans les universités américaines.

Tout est monté sur le modèle américain par des experts importés. Les Saoudiens paient

Paradoxalement, ces liens ne font que se renforcer après le crash pétrolier de 1973-1974, puis le coup de sang bien réfléchi du roi Khaled en 1975 qui nationalise toutes les sociétés pétrolières étrangères du royaume. Une série d'articles remarquables de Robert Kaiser et David Ottaway dans le « Washington Post » retrace la genèse de cette relation. Le quadruplement du prix du baril rend impératif pour les économies occidentales de trouver à recycler les pétrodollars d'une façon ou d'une autre. L'Arabie saoudite doit, elle, placer une partie de ces sommes immenses, et utiliser le reste pour se moderniser. L'administration Nixon – c'est-à-dire principalement le Secrétaire d'État Henry Kissinger, puisque Nixon lui-même démissionne le 9 août – dépêche dès l'été 1974 le Secrétaire au Trésor, William Simon, à Riyad : outre un dossier complet vantant les Bons du Trésor US, Simon apporte la proposition, concoctée avec Kissinger, de créer une "Commission Saoudo-Américaine pour la Coopération Économique" destinée à intégrer la modernisation de l'Arabie saoudite selon le système, et avec des conseillers et des fournisseurs américains. Le modèle est simple : l'Amérique conseille, conçoit, construit. Les Saoudiens paient. Cela va du dessalement de l'eau de mer à la création d'un corps des Douanes et de l'Immigration ; des installations aéroportuaires à un Institut National de la Statistique ; de la modernisation de l'armée saoudienne à la construction de ports internationaux clés en mains, civils et militaires. Système bancaire, bourse, banque centrale, académies militaires, tout est monté sur le modèle américain par des experts importés.





Sur trente ans, on estime à quelque 400 milliards de dollars les sommes dépensées chez des fournisseurs et institutions américaines



Dès le retour de William Simon à Washington, les Saoudiens ouvrent un compte spécial directement au département du Trésor, destiné à payer les frais et les salaires des employés américains de la Commission saoudo-americaine de coopération, et sur lequel transitera plus d'un milliard de dollars. Sur trente ans, on estime à quelque 400 milliards de dollars les sommes dépensées chez des fournisseurs et institutions américaines, dont environ 50 milliards sont passés en "commissions" diverses. Pour chaque projet ou affaire réalisée en Arabie saoudite, il est obligatoire en effet de passer par un "agent" local, souvent membre de la famille royale, rétribué au minimum 5% du montant total du contrat, souvent plus. Si les sociétés pétrolières américaines ne possèdent plus le pétrole extrait des gisements saoudiens, ce sont elles qui, comme par le passé, supervisent raffineries et distribution, et revendent le produit fini aux États-Unis et dans le monde.

Le Génie de l'armée américaine construit d'immenses bases militaires dans le désert. Longtemps, la nouvelle armée saoudienne s'équipera exclusivement US (vers les années 80, l'opposition du Congrès à des ventes d'armements qui pourraient menacer directement Israël amènera par exemple le prince Bandar à négocier secrètement entre 1985 et 1988 l'acquisition, pour un milliard de dollars, de missiles chinois CSS2 d'une portée de 2400 kilomètres, à la fureur de l'administration Reagan.) En tout, le Royaume achètera pour plus de 100 milliards de dollars d'avions de chasse F-5 et F-16, de chars Bradley, M-1 et Abrams, d'avions AWACs d'observation, de bateaux en tous genres, de missiles, munitions, transports de troupes blindés, etc. C'est pareil pour les acquisitions de matériel civil. La Saudi Airlines vole Boeing, atterrit sur les aéroports conçus par Bechtel, loge ses équipages dans des immeubles conçus par des architectes américains. Dans les années 70-80, c'est par dizaines de milliers que les jeunes Saoudiens vont étudier en Amérique : aujourd'hui, expliquent Kaiser et Ottaway, sur 30 ministres du gouvernement saoudien, 21 ont des diplômes américains, dont 16 doctorats.

100 000 Saoudiens possèdent une résidence sur le sol américain

Pour les membres des classes privilégiées saoudiennes, l'Amérique permet de mener une double vie dont ils intègrent tellement le caractère schizophrénique qu'il ne sera remis en question que par les accusations portées, post-11 septembre, contre leur pays aux États-Unis. On estime à quelque 100 000 le nombre de Saoudiens qui possèdent une résidence sur le sol américain. Là, ils vivent une vie peu différente de celle de leurs voisins : leurs femmes ne sont pas voilées, peuvent sortir de chez elles sans être accompagnées par un membre mâle de leur famille, et sont autorisées à conduire - ce qui leur est légalement interdit en Arabie saoudite depuis 1975 par une loi du roi Khaled. Adel al-Jubeir avoue volontiers que sa propre mère n'a pris le volant d'une voiture, pour la première fois de sa vie, que lors d'une visite en Amérique. Le prince Bandar sert vodka et champagne dans les réceptions somptueuses de sa villa de McLean, ou dans son chalet de 7 000 mètres carrés estimé à 55 millions de dollars d'Aspen.





15 jeunes filles brûlées vives parce qu'elles ne portaient pas de voile



Pas étonnant peut-être qu'ils en oublient la réalité de la vie des 18 millions de citoyens saoudiens qui n'ont aucun lien avec la famille royale, et dont le revenu moyen a baissé de 65% en 20 ans - de 19 000 dollars (constants) en 1981 à 7300 dollars (constants) en 1997, la dernière date à laquelle les statistiques sont disponibles. Ainsi, lors de l'offensive de charme organisée par Adel al-Jubeir auprès des journalistes influents américains, il s'est trouvé escorter l'éditorialiste politique du « New York Times », Maureen Dowd, dans les rues de Riyad. (Depuis un an, les frontières du Royaume et le palais du Prince Abdallah se sont brusquement ouverts à la fine fleur de la presse américaine alors qu'un visa de presse était tout simplement impossible à obtenir précédemment.) Manque de chance, la Mutawwa, la police religieuse, qui patrouille les rues du Royaume armée de fouets pour verbaliser immédiatement les infractions à la conception wahhabite de la décence, trouve que Dowd montre – shocking ! – un bout de cheville sous son voile noir, et l'agresse immédiatement. "Je ne les avais jamais rencontrés auparavant !", s'excuse al-Jubeir en essayant de réparer le mauvais effet produit. Dans son article, Dowd ne mentionnera pas l'anecdote ; mais elle raconte l'histoire beaucoup plus grave des 15 jeunes filles de 13, 14 et 15 ans que cette même Mutawwa a laissé brûler vives dans l'incendie de leur école de La Mecque, plutôt que de les laisser fuir les flammes sans voile ni foulard. On imagine l'effet sur le lectorat du « New York Times ».

Les anciens ambassadeurs américains à Riyad reçoivent de généreux fonds saoudiens

Mais si, une fois qu'ils braquent le projecteur sur l'Arabie saoudite, les journalistes américains trouvent bien peu de choses à défendre, ce n'est pas le cas d'une grande partie de l'Establishment de Washington, les diplomates du Département d'État et la famille Bush en tête. Pour un ambassadeur américain à Riyad qui tient tête aux Saoudiens, comme Hume Horan - à qui ils ne pardonnèrent jamais ses origines iraniennes, et surtout sa connaissance étendue de la langue et de la culture arabes, lui permettant de s'informer par lui-même, et qui fut vite rappelé sur requête du roi Fahd -, il y en a dix qui, une fois de retour à Washington, deviennent de fait les ambassadeurs du régime saoudien auprès du gouvernement et des décideurs américains. Le schéma est toujours le même : l'ambassadeur quitte la carrière diplomatique et monte sa propre fondation avec de généreux fonds saoudiens. Ainsi de Walter Cutler, ambassadeur US à Riyad entre 1983 à 1989 : il dirige maintenant le "Meridian International Center", et donne des conférences sur la nécessité de préserver l'alliance saoudienne. Ainsi de Charles "Chas" W. Freeman, Jr., ambassadeur de 1989 à 1992, qui dirige aujourd'hui le très pro-arabe Middle East Policy Council en même temps que son propre cabinet de conseil en lucratives joint-ventures au Moyen-Orient, Projects International, Inc. Ainsi de l'ancien sénateur Wyche Fowler, ambassadeur de l'administration Clinton à Riyad, aujourd'hui président du conseil d'administration du Middle East Institute à Washington, dont 200 000 de dollars du budget (sur un total de 1 million et demi) sont couverts par des donations saoudiennes. Le président du même Middle-East Institute est Edward Walker, un ex-Chargé d'Affaires à l'ambassade de Riyad et ex-assistant Secrétaire d'État chargé du Moyen-Orient. Ainsi de Richard Murphy, ambassadeur à Riyad entre 1981-1983, qui fait entendre la voix de Riyad au Council on Foreign Relations.

"Si les Saoudiens ont la réputation de s'occuper de leurs amis après qu'ils aient quitté leurs postes, vous seriez étonné du nombre de responsables en poste qui deviennent de meilleurs amis de l'Arabie saoudite", a dit un jour avec cynisme le prince Bandar à un ami, qui le répètera au « Washington Post ».





Le prince Bandar avait déposé dix millions de dollars sur un compte au Vatican que lui avait indiqué le directeur de la CIA de Ronald Reagan



Suivant le même principe, toutes les bibliothèques présidentielles (traditionnellement, un président sortant lègue ses archives et autant d'objets personnels ou historiques qu'il le désire à une bibliothèque historique portant son nom) ont été l'objet de la largesse saoudienne. Le prince Bandar a, par exemple, donné un million de dollars pour la Bibliothèque George Bush (père). L'argent coule à flot pour les bonnes oeuvres préférées des personnalités au pouvoir, qu'il s'agisse de l'organisation anti-drogue de Nancy Reagan, "Just Say No", (un million de dollars du roi Fahd en 1985), de celle de lutte contre l'illettrisme de Barbara Bush (un autre million en 1989), ou du Centre pour les Études Moyen-Orientales de l'université d'Arkansas, 20 millions de dollars quémandés par le gouverneur, un certain Bill Clinton. Certaines "bonnes oeuvres" ont un caractère plus politique : le prince Bandar déposa ainsi dix millions de dollars sur un compte au Vatican que lui avait indiqué le directeur de la CIA de Ronald Reagan, William J. Casey : ils étaient destinés au parti chrétien-démocrate italien pour "lutter contre le communisme". Pour les Contras du Nicaragua, le royaume paiera trois fois plus.

Quand Saddam Hussein envahit le Koweït et menace l'Arabie Saoudite, il semble tout d'abord aux princes saoudiens que leur investissement américain paie enfin. Outre les douceurs cimentant les bonnes relations individuelles, l'accord de base était que l'Arabie saoudite assurait l'approvisionnement pétrolier des États-Unis, tandis que ceux-ci assuraient la sécurité du Royaume. (Dans la consommation pétrolière totale des États-Unis, le pétrole saoudien, qui est descendu de 24% à 14% des importations, n'entre que pour 8% ; mais de tous leurs fournisseurs, l'Arabie saoudite est la seule capable d'augmenter cette proportion en cas de blocus d'un autre producteur : seuls les champs saoudiens, dont les réserves connues sont estimées à 112 milliards de barils, ont une marge de réserve permettant d'ouvrir les robinets immédiatement et d'empêcher ainsi une pénurie.)





On découvrira que la famille BinLadin est également un investisseur du Carlyle Group, et les administrateurs lui rembourseront discrètement ses parts quelques semaines après le 11 septembre



Le président George H.W. Bush, le Secrétaire d'État James Baker, qui eux-mêmes appartiennent à l'industrie pétrolière texane, sont des héros en Arabie saoudite. Ils reviendront régulièrement à Riyad donner des conférences et entretenir de fructueuses relations avec le régime, particulièrement dans le cadre du Carlyle Group où siège également Baker. Seul embarras récent, on découvrira que la famille BinLadin – l'orthographe différente est volontaire pour qu'il n'y ait pas de confusion avec le fils terroriste – est également un investisseur du Carlyle Group, et les administrateurs lui rembourseront discrètement ses parts quelques semaines après le 11 septembre. Les princes saoudiens ne mesurent pas immédiatement l'effet que la présence de 500 000 soldats "infidèles" (dont des femmes !) produit sur le clergé wahhabite avec lequel ils ont conclu ce que le sénateur McCain appelle aujourd'hui un "pacte faustien". Vivant à l'occidentale à l'intérieur de leurs vastes palais où la Mutawwa n'a pas le droit d'entrer, voyageant à leur guise, les princes ont acheté la paix sociale en abandonnant aux Oulémas toutes les affaires intérieures du Royaume. Ce qui fonctionne tant qu'une hypocrisie de base est maintenue vole en éclats dès lors que ce "rhinocéros" d'un demi-million d'Occidentaux occupe le terrain.





85 000 personnes, les princes et leur cercle, dont la fortune investie à l'étranger est estimée à un trilliard de dollars – tandis qu'en Arabie saoudite le chômage est de 30%



D'autant que la situation économique du Royaume - et non de ses princes et de leur cercle, soit quelques 85 000 personnes dont on estime la fortune investie à l'étranger à un trilliard de dollars, répartis pour le moment entre les États-Unis pour 700 milliards et l'Europe pour le reste - est bien plus mauvaise qu'il y a une décennie. On a vu que le revenu moyen a fondu : c'est que la population explose, avec le taux de natalité le plus élevé du monde, et une croissance de 4,4% par an que ni les Oulémas, ni le prince Abdallah ne veulent considérer comme un problème. La famille saoudienne moyenne a entre 6 et 7 enfants. 43% des 23 millions de résidents saoudiens (18 millions de citoyens et les travailleurs immigrés) ont moins de 14 ans. On prévoit 33,7 millions d'habitants en 2015. Mais le prince régnant a les yeux rivés sur l'Iran (65 millions d'habitants) et l'Irak (22 millions) qui lui servent de point de comparaison. Et, par ailleurs, les revenus pétroliers, calculés en dollars constants, ont fondu : les tarifs du brut aujourd'hui équivalent au prix du baril au début de 1973. En 1981, les revenus pétroliers s'élevaient à 227 milliards de dollars constants. Pour 2002, on calcule qu'ils atteindront à peine 48 milliards. Le taux de chômage a atteint 30%, et chaque année, les universités saoudiennes produisent plus de 300 000 diplômés qui n'ont aucune envie de tenir les emplois mal payés et mal considérés des travailleurs immigrés. Pour beaucoup, le seul exutoire, c'est la mosquée. Le schéma est un modèle pour créer des frustrations d'autant plus dangereuses qu'il est naturellement interdit de critiquer la famille royale. Il fabrique des Ben Laden à la pelle.

Les diplômés saoudiens encore les plus assurés de trouver un travail sont les étudiants des écoles coraniques wahhabites, que le clergé saoudien expédie à l'étranger pour exporter sa variété extrême de l'islam. Toujours dans le but de se ménager les bonnes grâces des religieux, autant que par conviction musulmane, la charité étant un devoir selon le Coran, les princes et les Saoudiens aisés financent des "bonnes oeuvres" islamiques dont le but avoué est d'étendre l'influence du wahhabisme dans le monde entier. Ce sont ces organisations charitables qui sont aujourd'hui la cible du FBI, et dont les États-Unis réclament le contrôle. Adel al-Jubeir proteste que les autorités saoudiennes ont interrogé plus de 2 000 suspects, en ont emprisonné 100, ont démantelé trois cellules d'Al-Qaïda, et ont gelé 33 comptes bancaires pour un total de 5,5 million de dollars. Al-Jubeir ne fait guère recette à Washington, où on trouve que c'est une goutte d'eau dans la mer, et où surtout le refus des Saoudiens de faire le lien entre leur clergé officiel et l'idéologie des terroristes du 11 septembre provoque la fureur.

À cause de son père, les Saoudiens attendaient beaucoup du Président Bush

Et pourtant, les éléments d'un divorce américano-saoudien prédatent l'attentat contre le World Trade Center : pendant le printemps et l'été 2001, le prince Abdallah avait manifesté une colère grandissante contre ce qu'il voyait comme l'inaction coupable de George W Bush dans le conflit israélo-palestinien. "À cause de son père, les Saoudiens attendaient beaucoup du président actuel", explique le commentateur politique Lawrence F. Kaplan. "Leur fureur était à la mesure de leurs attentes."

Ce n'est un secret pour personne que le prince régnant Abdallah se sent concerné personnellement par ce qu'il voit comme "le martyre" des Palestiniens aux mains de l'armée israélienne. Le prince regarde les mêmes chaînes de télévision par satellite que le reste du monde arabe, etellesmontrentscène après scène de brimades, contrôles routiers, combats entre des tanks et des tireurs palestiniens, opérations de représailles à Gaza et en Cisjordanie. Le prince écrira notamment à G.W. Bush avoir vu, lors d'un barrage de sécurité, une femme palestinienne maintenue à terre par la botte d'un soldat israélien. Furieux, il adresse lettre sur lettre au nouveau président ; suscite un article très critique sur "les complexes d'infériorité de Bush-le-fils" de l'ambassadeur saoudien à Londres, Ghazi Qussaibi, dans le quotidien « Al-Hayat ». Le 24 août, il envoie le prince Bandar à la Maison Blanche, porteur d'un message de 25 pages inhabituellement direct pour le Secrétaire d'État, Colin Powell, et la Conseillère Nationale à la Sécurité, Condoleezza Rice. L'essence : "Nous considérons qu'une décision stratégique a été prise par les États-Unis de soutenir Ariel Sharon à 100%. C'est votre droit mais, dorénavant, la relation privilégiée américano-saoudienne a vécu. Nous protégerons nos propres intérêts dans la région sans prendre en compte ceux de l'Amérique." Et pour bien montrer que cette fois-ci, c'est sérieux, les Saoudiens annulent au dernier moment une réunion sur le programme militaire américano-saoudien entre le chef d'État-major des armées saoudien, le général Salih Ali bin Muhayya, accompagné de 40 officiers supérieurs saoudiens, et les responsables du Pentagone, le 25 août.

Bush père au Prince Abdallah : "Mon fils saura faire le bon choix"

La réponse de George W. Bush ne met que 36 heures à venir : c'est une lettre de deux pages qui, racontent des sources saoudiennes à Washington au "Post", "contient tous les éléments d'un changement radical de la politique américaine au Proche-Orient". Bush y affirme, selon ces sources, son soutien à la création d'un État palestinien ; répond aux inquiétudes humanitaires du prince Abdallah, et s'engage à faire avancer la paix. Les réactions saoudiennes sont excellentes. Leur sentiment est que les pressions de l'été ont payé. Il est vrai qu'Abdallah a trouvé des relais dans l'entourage et la famille même du président. En juin, Brent Scowcroft, l'ancien Conseiller pour la Sécurité Nationale de Bush père - et co-auteur de ses Mémoires -, qui siège aux conseils d'administration de Pennzoil et de Qualcomm, deux sociétés pétrolières avec des intérêts importants à Riyad, avait déclaré publiquement que "les amis arabes de l'Amérique étaient profondément déçus par l'incapacité de la Maison Blanche à modérer Israël". Deux semaines plus tard, lors d'un week-end dans la propriété de George Bush père à Kennebunkport dans le Maine, Scowcroft est témoin d'une scène peu banale : l'ex-président, en sa présence et devant le président actuel, prend son téléphone, appelle directement le prince Abdallah, et l'assure que "[mon fils] est toujours du bon côté[...] vous pouvez compter sur lui pour faire le bon choix."

Et dans les derniers jours de l'été 2001, il semble bien que la Maison Blanche s'apprête à infléchir une politique moyen-orientale que le nouveau président, d'instinct – il a visité Israël et son christianisme évangélique le rapproche de ses traditions – avait jusque-là maintenue dans une inaction plutôt favorable à Israël. Selon Lawrence Kaplan, toute l'équipe travaille sur un discours qui doit être prononcé par Colin Powell, et devrait réinsister sur un État palestinien. Powell et George Tenet, le directeur de la CIA, insistent pour que le Président rencontre Yasser Arafat aux Nations unies. C'est alors qu'arrive le 11 septembre. On sait que l'événement transformera la présidence de Bush fils, tout comme son sentiment de responsabilité. La notion abstraite de terrorisme prend brusquement tout son sens pour un Président qui d'instinct trouve les réflexes en accord avec l'opinion américaine. Les images des Palestiniens dansant de joie à l'annonce des attentats pèseront aussi très lourd. Dans les mois qui vont suivre, la diplomatie saoudienne tentera de reprendre le fil là où l'histoire l'a cassé ; et on verra par exemple l'envoi de l'ex-général Anthony Zinni, un habitué des chasses au faucon avec les princes saoudiens, dans la région. Mais même le "plan Abdallah" du printemps 2002 sera davantage vu comme un effort de relations publiques - l'idée a, après tout, été exprimée à un autre de ces journalistes du « New York Times » brusquement admis à Riyad, Thomas Friedman – que comme une initiative diplomatique conséquente. Aujourd'hui, l'Arabie saoudite a perdu l'initiative politique et diplomatique à Washington. Sur la défensive, elle a bien trop à faire pour se justifier elle-même, malgré le soutien des notables encore nombreux qui acceptent ses prébendes.

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